Une promenade

Cher Pierre,

Comme nous en avions échangé dernièrement, je suis parti randonner quelques jours dans ce beau pays dont je te parle souvent. Voici quelques lignes sur cette discrète excursion.

Encore une fois, après les retrouvailles, nous nous transportions mes amis et moi dans la forêt. À plus de mille mètres d’altitude, celle-ci plaquait sur les hauts plateaux une masse vert sombre de sapins, dévalait loin à l’est jusque dans les brumes. Une réserve d’aiguilles à même d’engloutir les vents, les bruits et les ricochets de lumière. Elle nous coupe du quotidien. Cela tombe bien, car j’étais embarrassé de cette moitié pourrie de l’univers accrochée à mes poumons. D’ordinaire, rien ne m’est plus naturel que le mouvement, la ville et sa rassurante écume de conversations. Mais tout cela s’est tari et l’on discute désormais avec des gouffres dans la voix. Sans sel. Sans accent. Il fallait bien une bonne forêt pour que la parole retrouve une terre où s’enraciner pour tenir debout. C’est ainsi que nous partîmes.

Le matin dégraisse les doutes. Il faut cet éclat net des commencements pour s’arracher au sommeil. Un poignard ouvre la journée. Luisances ! Saignements de l’aube. C’est dans une fraîcheur à vif que s’abreuvent les premiers frottements de la marche. Je sais que tu les apprécies comme moi.

La pente est douce. Le ciel maintenant s’est rempli de bleu. D’ailleurs, il fait chaud. Trop. Une légèreté nous pousse sans fatigue. Les brumes s’éparpillent et dévoilent des arbres déjà secs. Il ne s’agit plus d’un printemps en avance mais d’un véritable bleu de plage qui surplombe les sapins. Les rires fusent, les blagues. Le pas est tranquille. La nature aussi. Rien ne crie ni ne menace. Je respire.

Un peu plus loin, un ami me montre du doigt de lointaines silhouettes d’éoliennes. Presque inoffensives d’ici, je me doute qu’elles sont monstrueuses de près. Ces colosses d’acier et de béton se multiplient. Ce n’est pas le cas dans ta belle région. Je ne sais quoi en penser. Des milliers d’arbres sont coupés, du ciment coulé à leur place. Elles vrombissent et jettent dans la nuit de brefs signaux écarlates pour rassurer les avions. Triple affliction. Cette démesure abrase pour que nous polluions moins. Elle clame haut et fort un avenir renouvelable qui inquiète : ce sont surtout nos erreurs que l’on renouvelle. Enfin, on sait bien que la croissance des aérateurs de deux-cents mètres de haut ne doit rien, non rien, à une quelconque soif d’écologie. Elle signe surtout la terrible sécheresse budgétaire dans laquelle se craquellent nos communes. Si ces dernières acceptent les propositions alléchantes des promoteurs, c’est uniquement pour remplacer la ressource financière que des forêts exsangues ne peuvent plus offrir. Il faut choisir : survivre, oui, mais sans le paysage. Une fresque millénaire balayée à coups de pales.

L’austérité de la marche fait du bien tu sais. Nous savons tous que ces structures hybrides, mi-technique mi-mensonge, ne pullulent que pour contenter nos désirs. Ceux dont personne ne parle. Au fond, nous avons honte car ces énergies ne remplacent pas les anciennes. Elles s’additionnent, alimentant sans cesse les besoins croissants du citoyen d’aujourd’hui. À l’heure où j’écris ces lignes, la France ouvre à nouveau ses veines. On lui trace d’innombrables sillons dans la peau. Non pour y semer la graine de blé, mais la fibre optique. Dans un pays aveugle, c’est cohérent. Marcher c’est simple. Ça donne cette impression de laisser ses tracas derrière soi. Son futur aussi. S’il pouvait rester derrière nous !

Les affreuses pales ont disparu. Désormais, ce ne sont que des sommets qui émergent. Leur nudité apaise. Là où l’herbe est rase, la vie est dure. Elle semble vouloir privilégier ceux qui renoncent. Mais Prométhée a travaillé avec trop d’application. Nous ne renonçons plus à rien. Tout peut s’obtenir, avec un peu de métal, des logiciels et du courant électrique. Tu vois, je me dis qu’une brebis qui mâchonne tranquillement l’herbe reste un miracle. Il faut entendre la paix qui s’écoule entre les tiges. Laisser se produire cette rumination sans angoisse. Laisser bruire au dehors les quantités de néant que l’homme n’attrapera jamais. Cette béance qui lui bouffe les doigts. Je sais ce que tu vas dire : s’opposer au néant est la dignité de l’homme. Mais chercher à le remplacer, c’est l’agrandir. On ne s’agrandit pas en rapetissant les autres.

Vers midi, il faisait bien trop chaud. Nous dégoulinions dans une forêt sèche. Le bleu conquérant du matin commençait à laisser un goût de ruine. Le pique-nique, à l’ombre de grands épicéas, fut silencieux. En sortant les provisions, on croyait entendre les écorces se fendre. Les racines se replier. C’est le monde qui part, et l’homme qui reste. Les ronces proliféreront. Le pire serait encore qu’on invente bientôt un moyen de les priver d’épines. Ne rigole pas. Nous sommes capables de tout, c’est bien pour cela que tu es parti non ?

Malgré tout, le pain a des vertus. De le partager, nous nous sentions plus forts. Un des amis nous expliqua la bouche pleine comment les pluies s’enfouissent sous nos sols calcaires. Elles circulent dans les ténèbres pour rejaillir dans des endroits improbables. Les hydrogéologues peinent à comprendre les anfractuosités des sous-sols. Cela ferait presque plaisir à entendre.

Passé treize heures, il fallait descendre. De nouveaux courants frais nous firent grand bien. Un vert velouté coulait des cimes. Parfois, au détour d’un sentier, de grandes combes de plusieurs kilomètres s’ouvraient devant nous. Dans le fond, deux trois maisons centenaires. Les maisons elles aussi pâturent les vallons. Mais elles sont condamnées. On leur préfère des immeubles. Cela permet de moins grignoter le terrain. Pour autant, nous ne cessons de croître. Dans ce pays, nous atteindrons bientôt soixante-dix millions d’habitants et tous les ports sont ouverts. Cela, visiblement, n’a aucune incidence sur nos prairies. Nous construirons bientôt sur l’océan. Nous nous arrêtâmes un court moment dans l’une de ces merveilleuses combes. Sur l’espace dégagé s’alignait à perte de vue un ensemble de grandes touffes d’herbes pliées et noircies par la neige, depuis longtemps fondue. Ça sentait presque le foin sec, légèrement acide, lui-même parfumé par l’odeur rassurante de la terre. Un vent tiède nous caressa les genoux et, devant nous, quelques étonnantes fleurs jaunes tremblèrent. Un tel panorama engloutit jusqu’au temps. Nous décidâmes de boire le thé ici.

Descendre des hauts plateaux jusqu’à la vallée nous pris une bonne heure. Arrivés dans la plaine, il nous restait une ancienne tourbière à traverser avant la prochaine montée. Nous longeâmes un ruisseau qui sanglotait à peine. Quelques chevaux mélancoliques nous regardèrent passer. Après une petite colline rase, nous nous trouvions en face d’une courte montagne très allongée, piquée de sapins sombres. À ses pieds, une station de ski.

Pierre, mon cher Pierre, tu ne me croiras pas. Nous restâmes plantés au sol. Toute la neige fondue : une seule trace blanche dévale la pente qui nous fait face. Alimentée par d’immenses canons, cette coulée solitaire tranche furieusement d’avec le paysage fatigué, mais vert. Des centaines de skieurs se croisent à la montée comme à la descente, tous concentrés sur quelques mètres de largeur. Les poulies de remontées mécaniques grincent dans le pépiement et les cris d’enfants. Nous observons des visages familiers, heureux. Tout se passe comme si la neige venait de tomber.

Une immense fatigue aboutissait et se noyait dans cette vue d’ensemble. D’une certaine façon, c’est ici que la corde d’un mouvement excessif venait casser. L’agitation produit parfois du vide. C’était ce que nous sentions derrière cette foule, ces bonnets, ces lunettes. Une dernière langue de neige et un dernier shoot de vitesse avant, avant quoi ? Avant la fin des vacances ? Ou avant la fin d’un monde ?

Un petit garçon passe près de moi. Nous nous écartons pour qu’il soit à l’aise avec ses skis. Il ne nous voit pas et s’éloigne, heureux. Nous échangeons des regards. Une gêne pesante sur les visages, bouches fermées, nos yeux se tournent doucement vers la côte à gravir, comme pour y chercher un nouveau souffle. Elle longe cette étrange piste de neige artificielle pour s’aboucher ensuite à la forêt. Les arbres. Oui, retourner s’y perdre, s’y cacher, surtout.

La montée n’est pas difficile. Tentant d’oublier le zigzag des skieurs sur ma droite, j’imagine combien ces pentes herbeuses regorgent en automne de framboises et de mûres qui font le bonheur des vaches. Quelques mètres plus loin, nous perdons la trace de notre sentier. Il nous faut traverser la piste en tâchant d’éviter les skieurs. Sans crampons, nos chaussures glissent. L’un de nous s’affale sur la neige. Des skieurs estivaux nous esquivent, visiblement plus adaptés à leur environnement que nous. C’est dire. Une fois de l’autre côté, nous longeons quelques minutes la piste sur sa droite, avant de conclure que le chemin était bien celui d’en face. Rebelote. Nous traversons de nouveau. Quand je vous parle d’adaptation…

Montée silencieuse. Le ciel n’en finit plus d’être bleu et nous sommes encore sonnés. Malgré mon amour de Camus, je n’avais jamais considéré l’homme capable de produire un absurde à lui, différent de celui de la nature. Une production sophistiquée qui finit par déteindre sur la Terre. Peut-être que le grotesque de l’homme, c’est d’injecter un peu de mort dans l’absurdité de la vie. D’en rajouter. D’en inventer même. Cette farce n’en finissant pas de s’étaler, elle fond, désormais.

Après quelques virages entre les roches sommitales, le vent plus frais des hauteurs nous accueille. C’est reparti pour longer un veste plateau, mais nous obliquons rapidement sur la droite, pour redescendre dans un immense vallon dont les recoins s’empourprent déjà. Ici, nous serons plus à l’abri des performances de notre époque. Le vent fait moins le malin, ne tourbillonne plus, il rase, s’en prend aux mousses grises ou jaunes qui grelotent, accrochées aux pierres. Le soleil décline vite. Peut-être un point commun avec nous.

Nous sommes à la queue leu leu. Chacun prend un peu d’air. Les distances, comme les ombres, s’allongent. Je suis à la traîne. Dans la gorge, une tension ne part plus. Je rumine cette journée où la joie parait modelée sous l’effet d’une morosité qui lui trace des limites, comme des canaux où se jeter. Il faut bien que chaque chose soit contenue, dirigée. Chaque courant poursuit son but. Quelques dizaines de mètres devant, j’aperçois une croix. À son approche, je devine une petite sculpture nichée au niveau de sa région. Une plaque de bois a été insérée afin d’y déposer une vierge à l’enfant. Je me rapproche encore. Son visage est fin, peut-être moins de la vingtaine. Je n’avais jamais imaginé Marie si jeune. La responsabilité d’accueillir le fils de Dieu, la menace constante, puis la torture, la mort de son Fils faisaient que je la voyais anxieuse, sereine au fond de son cœur, mais accablée de fatigues. J’ignore la matière dans laquelle Marie est moulée. La pureté des lignes est naïve, très douce. L’enfant dort paisiblement. La mère inspire l’énergie. Je sens soudain mon poignet gauche chauffer. Un filet tiède coule dans ma poitrine, un petit chant indescriptible qui m’évoque quelques lointaines paroles, quelque chose comme : nul n’est trop démuni pour faire sa part.

C’est vrai. Pourquoi suis-je ici, mes deux pieds frottant l’herbe ? La vraie jeunesse, c’est une volonté d’agir. Voilà mon cher Pierre, ce que cette vierge-ci me donne à cet instant. Quoi faire alors ? Je n’en sais rien. Rien du tout. Mais ce doux message poursuit sa route, ondoie et vient caresser la vallée, ses pentes molles, ses ressauts herbeux. Il vient même fluer dans cette chaleur inepte de février. Les bâtisses de tôles, les engrenages, les câbles, tous ces ravages de surface, cette petite mort dans le plaisir. Dans tout cet étalage mêlé de roche, de bois grave, austère, palpite alors comme une fragile légèreté, un printemps increvable.

Pierre, je me suis remis en marche et je poursuis ma route, sortant de cette lettre. Rien après cela n’a guère d’intérêt. J’arrête ici et je t’embrasse. Et je laisse derrière moi Marie, prendre soin de toi, et du monde. Sans doute mieux que moi. Sans doute mieux que nous. Mais nous avons bien notre part oui. Elle nous a été donnée avec cette vie, au-devant de toute chose. Sous la fadeur du monde, elle fredonne.

Un commentaire

  1. Être là, simplement. Parce que, chacun à sa place, est important. Trouver dans nos atermoiements les sens ciel.

    J’aime

Les commentaires sont fermés.