Qui se ressemble s’assemble

Le 5 juin 2027 fut pour Andréa Malivert un jour à marquer d’une pierre blanche. Dans la foulée de la présidentielle, cet homme d’une quarantaine d’années, titulaire d’une maîtrise de droit et travailleur opiniâtre, fut nommé ministre des transports. S’il se doutait de l’obtention d’un portefeuille, ayant milité activement pendant la campagne aux côtés du futur Président Kev Arcan, il ne pouvait déterminer à l’avance celui qui lui serait attribué. C’était fait ! Deux jours après, alors qu’il installait ses valises dans ses nouveaux appartements d’or et de nacre, situés à l’est du ministère, il s’émerveilla de la splendeur du savoir-faire français et de la discrète élégance des formes et moulures qu’il n’hésiterait pas à contempler dès que possible, entre deux appels téléphoniques ou réunions.

Andréa Malivert était en effet un homme d’une certaine sensibilité. Il se piquait parfois d’aimer l’art et la peinture. En réalité, il se contentait surtout de se débarbouiller de ses fatigues journalières, plongeant des yeux abîmés dans les intenses couleurs des tableaux qu’il accrochait dans son salon. Toutefois, au ministère, le dessin et l’unité des peintures luisaient d’un tout autre éclat qu’il n’arrivait pas à définir. Un tableau, surtout, évoquait simplement la lisière d’un bois au couchant, peut-être entrevue d’une fenêtre en hauteur. La cime de grands bouleaux fuselés s’embrasait au contact des rayons, arrachant au ciel blafard un dernier souffle pailleté. Un fragile frisson d’espérance avant la nuit.  Il aurait apprécié s’y plonger plus intensément mais ses journées défilèrent à toute allure. Il y avait du travail. Sa nomination découlait de la prise de pouvoir du mouvement Réforme pour Toutes Tous et Toux (RP3Tx), largement adoubé par la population avec plus de 58% des voix au second tour. Cette coalition politique encore fragile devait prouver sa valeur et sa capacité à mettre le pays sur de bons rails. Les enjeux de transparence, l’égalité des droits et la justice inclusive jalonnaient la campagne et le nouveau Président, jeune et pressé, ne pouvait être plus clair ; chaque ministre avait cent jours pour amorcer un changement significatif sur sa thématique sans quoi la toute nouvelle Cour Citoyenne de Responsabilité à peine mise en place risquait de dévaluer la note trimestrielle accordée à chacun.

C’est lors d’un matin de juillet que sa situation se dégrada. Alors qu’il s’échinait depuis le milieu de la nuit sur le dossier de la tarification moyenne des transports publics en zone rurale, un employé diligenté par la présidence de la République lui fut annoncé. Il fit entrer et leva la tête pour écouter l’agent. À sa grande surprise, ce dernier le prévint poliment de la nécessiter de faire au plus vite ses cartons et lui présenta une liste. Il s’agissait d’une dizaine d’appartements disponibles immédiatement à la location. Le Président avait décidé la veille au soir de réaffecter les dépendances ministérielles au bien commun. Chaque ministre devait désormais se loger à se propres frais, comme n’importe quel citoyen. Andréa Malivert grimaça et fit un rapide calcul mental. Il n’avait pas de pied à terre à Paris et le prix galopant de l’immobilier impliquait des montants de location exorbitants. La moitié de sa paie devrait certainement y passer, sans compter le remboursement du prêt de la maison qu’il avait contracté avec sa femme, toujours employée d’une pharmacie de province. À cela s’ajoutaient les allers-retours qu’il fallait déjà effectuer afin de lui rendre visite. Alors que l’employé le quittait, le ministre s’inquiéta soudain de la prise en charge des repas, mais il n’osa rien demander. Il se contenta de regarder les belles portes de bois blanc se fermer sur ses nouveaux soucis.

Deux semaines semaines plus tard, le ministre Malivert préparait des toasts dans sa nouvelle cuisine personnelle du quatorzième arrondissement, en vue d’un déjeuner de travail avec les dirigeants d’une grande société de transport de bus. C’est à ce moment qu’il reçut un coup de fil du Président.

  • Andréa ? J’ai besoin que tu viennes rapidement à l’Élysée, j’ai le PDG d’Air France qui arrive dans trente minutes.
  • Très bien Président, je fais au mieux. Trente minutes dites-vous ? C’est un peu…

Le Président avait raccroché.

Andréa Malivert devait déjà faire rapidement annuler son rendez-vous du déjeuner. Cherchant son téléphone, il frôla ta table et tâcha sa chemise avec le reste de mayonnaise destinée à ses toasts. Une fois l’appareil retrouvé, il se glaça. Depuis l’annulation des forfaits de téléphonie ministériels, il avait dû reprendre à son compte un forfait personnel spécifique à son travail, mais n’avait pas encore reçu sa carte SIM. Comment donc faire annuler son rendez-vous ? Il projeta de descendre dans la rue demander à un passant de lui prêter son portable mais se ravisa. C’était impossible, qui le prendrait au sérieux ? S’essuyant le front, il se dirigea vers son étagère afin de changer de chemise. L’ensemble du studio sentait le beurre brûlé et sa garde-robe ne comportait que des rayures assez peu solennelles. Tant pis. Ses doigts nerveux peinaient à attraper les boutons de chemise, l’un d’eux craqua et tomba au sol. Vite ! Il ne restait qu’une dizaine de minutes pour courir au métro le plus proche.

Arrivé à la première bouche de métro, Andréa Malivert se tétanisa. Il avait laissé sa veste et le portefeuille à l’intérieur. Le temps de remonter à l’appartement et de revenir, le rendez-vous serait passé. Il fallait trouver un moyen, une solution. Il s’agrippa nerveusement à un lampadaire, regardant les passants descendre sous terre. Le souffle de la rame remontait jusqu’à lui. Et puis zut ! Il ferait comme n’importe quel gugus ayant oublié son abonnement, il passerait derrière la première personne venue et hop ! ce serait fait. Il choisit une vielle dame aux cheveux blancs bouclés. Ça ferait bien l’affaire car elle allait lentement. Il se colla à elle et profita de son pas ralenti afin de se glisser entre les portes. Aucune alarme ne se déclencha. Rassuré, le ministre doubla la dame et s’affala sur le premier siège libre. L’écran d’information indiquait vingt minutes d’attente à minima. Le Président risquait de ne pas comprendre.

Les trente minutes étaient déjà passées mais Andréa Malivert tentait le sprint final. Montant deux par deux les marches vers la sortie, il s’imaginait déjà négocier avec les policiers de l’Elysée qui risquaient de ne pas le reconnaître et refuser de le laisser passer sans présentation de sa carte d’identité. Il butta soudain contre deux jambes situées à hauteur de son nez. Une dizaine de contrôleurs TARP effectuaient un filtrage des usagers et lui demandèrent un titre de transport. Son estomac fit un bond. Il ne pouvait pas, devant tous les passants, être pris en défaut comme un vulgaire fraudeur ! D’un coup, il bondit et esquiva les deux premiers agents puis piqua comme un fou furieux vers la droite. Deux marches d’escalier restaient à franchir mais une main vigoureuse l’empoigna par le col de la veste et il tomba à la renverse. Ses fesses butèrent violemment sur une marche. Aie ! Relevant les yeux, il vit une dizaine de téléphones l’entourer de toute part. Des gloussements se confondaient avec des insultes et des protestations. « C’est le ministre », « Oh ça alors, l’enfoiré » !

Piqué dans son amour propre, Andréa Malivert consentit à prendre la main des contrôleurs qui l’aidèrent à se relever et ne lui en rajoutèrent pas. Néanmoins, leurs visages graves témoignaient du mépris qu’il leur inspirait. Il voulut se justifier mais ne réussit qu’à balbutier stupidement alors que les badauds se dispersaient. Tout se mit à siffler autour de lui. Titubant, il fixa désespérément son regard sur la visière du contrôleur qui lui criait une chose qu’il ne put comprendre. Puis, après un violent éclair, tout s’éteignit.

Neuf heures passées. Agréablement installé dans son lit d’hôpital, Andréa Malivert récupérait de sa crise de panique et dégustait, depuis une semaine, les bons petits déjeuners qu’une douce aide-soignante venait lui porter au réveil. Une fois remis de sa mésaventure et l’esprit clair, il avait craint qu’on lui reproche sa conduite, qu’on le conspue. Son nom et sa tête s’affichaient d’ailleurs sur tous les bandeaux d’informations télévisées. Le ministre « fraudeur », comme on l’appelait ! Mais rien de cela. Le personnel était déférent, même agréable, et venait souvent lui tenir compagnie. Sa femme lui avait apporté son mobile et sa nouvelle carte SIM, quelques livres, un tableau qu’il affectionnait, de style naïf, représentant une immense laitière assise devant sa ferme, d’affectueuses brebis paissant à ses pieds. Bien entendu, il guettait l’appel du Président. Rien ne venait. Sa démission ne pouvait tarder. Le programme de transparence que défendait partout le Président et sa cohorte de ministres ne permettait aucun abus, il le savait bien. Suivant des yeux les gestes de la femme de ménage, il se trouva légèrement aigri. Sa situation lui semblait injuste. De plus, il aurait aimé mieux approfondir ses dossiers. Ceux-ci le passionnaient et il se serait donné corps et âme pour gagner quelques avancées. Aider le citoyen à payer moins cher ses transports, réussir la transition écologique dans ce domaine… Tout ça pour une sotte affaire de ticket de métro !

       On annonça un visiteur. Un grand brun dégarni vint le trouver et lui remettre une convocation. « Pour votre dossier » lui souffla-t-il avant de déguerpir. Lèvres serrées, Andréa Malivert lut le papier.

« Merci de bien vouloir vous présenter à votre discussion contradictoire samedi 15 août

9h00 ».

La lettre était tamponnée par la Cour Citoyenne de Responsabilité. La fameuse.

Le 17 septembre 2027, c’en était fini déjà. Dans sa chambre capitonnée des sous-sols de la Cour Citoyenne, Andréa Malivert attendait la deuxième et dernière salve des interrogatoires de la semaine prochaine. Il n’avait qu’à patienter et attendait à dix-neuf heures son rendez-vous avec la presse. On allait lui permettre de se justifier avant le verdict qu’il connaissait d’avance, de raconter l’impensable situation dans laquelle il se trouvait. Les gens pourraient comprendre. Il avait bien vu les visages s’éclairer, les yeux se radoucir, lorsqu’il échangeait avec les infirmiers ou médecins qui le visitaient lors de son séjour de soins. C’était le bout du tunnel, de toute cette absurde histoire. On frappait. Il répondit, tout excité à l’idée de s’exprimer.

Le journaliste entra dans la pièce, accompagné d’un stagiaire qui tenait le microphone. Il demanda la permission de s’assoir et sorti une photocopie de la convocation qu’avait reçu Andréa Malivert. Il la posa sur la petite table qui les séparait. Ses yeux verts s’arrêtèrent sur le ministre. Ils n’étaient pas perçants, ni froids, mais ensommeillés, presque lointains.

  • Bien, Monsieur le Ministre, d’ici quelques jours certainement, la Cour Citoyenne vous déclarera démissionnaire et inéligible. Partagez-vous l’orientation de la sanction qui vous est proposé ?

Surpris, Andréa Malivert voulu d’abord réorienter la question.

  • Tout d’abord, permettez-moi de m’expliquer sur cette situation. Les gens ne comprennent pas tout. Il n’y a eu aucune volonté de contourner les règles, aucun refus de payer quoi que ce soit… les règles de transparence récemment mises en place…
  • Vous les contestez ?
  • Pardon ?
  • Vous contestez ces règles ?
  • Non… ce n’est pas que je les conteste, premièrement, je…
  • Donc vous acceptez la sanction induite par ces règles, c’est tout à votre honneur. Comment imaginez-vous la suite ?
  • Mais, vous ne m’avez pas laissé m’expliquer.

Le journaliste le regarda quelques secondes sans réagir, presque étonné. Puis lâcha.

  • Très bien, mais ce passage sera coupé au montage.

Pour Andréa Malivert, ce fut comme un coup de bâton sur le crâne.

  • Que voulez-vous dire ?

Le journaliste s’expliqua.

  • Il n’y a pas d’argumentation possible. Ça n’intéressera personne. Au contraire, ce qui motive l’action publique et la révolution en cours, ce sont les faits. Pas le contexte ou l’interprétation que vous tentez de nous proposer. Nous n’en sommes plus là désormais.
  • Mais votre perception des faits est complètement faussée justement, vous le savez bien ! On ne peut demander à un responsable politique d’être exactement comme un citoyen normal, un employé de bureau ou de supermarché, c’est une affaire de fou ! Il prit le temps de choisir ses mots. Surtout… écoutez-moi voyons… ! Surtout, les électeurs nous demandent d’être parfaits avec leur vision quotidienne de la perfection. Mais elle ne correspond peut-être pas à ce qu’un ministre doit assumer ! Nous ne pouvons pas reproduire chaque fait et geste du quotidien d’un citoyen avec sa perception à lui, nous ne sommes pas confrontés aux mêmes situations, aux mêmes réalités…
  • Ce n’est pas ce qu’affirme le Président, qui a tenu à ce que des efforts soient faits.
  • Mais il s’agissait de réduire les abus, bien sûr, pas de coller exactement à…
  • … Justement monsieur le Ministre, reprit le journaliste avec un air inspiré, si vous me permettez, c’est tout l’intérêt d’une démocratie égalitaire. L’élite se conforme aux perceptions de sa base, c’est tout à fait naturel, et très sain. Vous n’avez pas été élu ou nommé avant tout pour changer la vie de la population, mais pour que la vie soit la même pour tous, sans discrimination, et ensuite pour qu’aucune ombre ne viennent défigurer la transparence, qui est la condition de contrôle de la ressemblance. Ce qui compte, désormais, ce n’est pas tant que vous nous proposiez des solutions, mais que vous considériez les problèmes à notre façon, en fin de compte : que vous parliez comme nous, que chacun puisse se retrouver en vous. Après cela, il n’y aura plus de frustrations dans notre pays. Elles seront évacuées dans l’unité harmonieuse, sans dissemblances, que vous aurez produite. Mais je vois bien que vous êtes accroché à de vieux principes. Cette interview s’arrête ici. Je vous remercie.

Resté seul dans la pièce, Andréa Malivert peinait à respirer. Son pouls lui faisait mal, à battre violemment dans les poignets. Était-il un voleur ? Devait-il s’échapper ou prouver sa valeur à ceux qui comprendraient sa défense ? Sa différence, son intégrité ? Mais l’intégrité se noyait aujourd’hui dans l’imitation. Pour être positivement soi, faut-il se comporter comme tous ? Il n’y arriverait pas…

S’avançant jusqu’au fond de la pièce, il vint appuyer son front contre la vitre. Dehors, le soleil faiblissait. Il vit une rangée de peupliers se balancer dans le vent. Les feuilles les plus hautes semblaient exulter dans la poudre d’or qui tombait des rayons. Pour chacune, le soleil diffusait généreusement sa dernière chaleur avant la nuit. Andréa Malivert frissonna. Ce paysage était celui du tableau au ministère. Exactement le même. Les feuilles semblaient chanter, c’était leur miroitement particulier à toutes qu’il percevait de sa fenêtre et pourtant, cela ne rendait qu’un seul et même éclat, chaleureux et riant. Comment donc faire rayonner chaque chose et que personne n’en soit lésé ? Mais déjà l’heure n’était plus à l’éblouissement. Quelques minutes après, un bleu froid et profond assommait le paysage.