Que tire-t-on de la retraite ?

Slogans rageurs et drapeaux rouges. Voilà les centres-villes français de nouveau bondés, grouillant, épuisant le pavé. Médusés, les pays voisins scrutent avec intérêt leurs écrans pour y voir s’amonceler des poubelles. Çà et là la police avance, recule, les jets enflammés pleuvent. Bref, le sujet des retraites témoigne encore d’une politisation des français. Mais, au juste, concernant la retraite, de quoi parle-t-on vraiment ?

Usure des salariés, maladies du travail, les arguments ne manquent pas pour défendre un départ à la retraite le plus tôt possible. Il est donc question du corps, de ce qu’il peut endurer et recevoir comme paires de gifles durant l’existence. Deux ans de plus, quatre, combien affirment ne pas pouvoir tenir jusque-là ? Tenir. Tout est dans le verbe. Durant la vie, ce sont des cadences, des objectifs qu’il aura fallu supporter. Jusqu’à s’abîmer et ne plus pouvoir profiter de la fin de son existence. Cela nous pose quand même deux questions.

La première sonne mélancoliquement : si le travail casse à ce point – c’est une évidence, le monde professionnel abrase, défigure – ne peut-on pas, quitte à mettre Paris dans les flammes, en profiter pour réfléchir à cette question de l’usure ? La société chrétienne d’avant la Révolution ne se basait pas sur ce qui se prénomme désormais la « valeur travail » mais sur des choses aujourd’hui plus accessoires : le salut de l’âme, la charité, l’honneur. Aujourd’hui, cette valeur travail, fruit du marxisme et du capitalisme conjugués, est sérieusement remise en question par de nouvelles conceptions : décroissance, numérique, société du divertissement… Pour autant, bien des opposants au projet de réforme se nourrissent eux-mêmes de cette valeur, véritable socle de leur légitimité sociale. Comment dès-lors affirmer cette fierté du labeur, de l’engagement professionnel, tout en en refusant ses conséquences à long terme ? Si l’on travaille fort, le corps casse, c’est ainsi. Peut-être conviendrait-il alors de repenser le sens du travail et cette façon d’employer son corps pour traverser la vie ? Mais quand ?

Si la société est rétive à un allongement de la durée de travail, elle ignore pourtant certaines de ses contradictions. Elles sont nombreuses mais nous pouvons ici nous attarder au choix sur l’une d’elles : les contraintes dues à la société de la transparence. Comprendre : cette justification permanente que les pouvoirs publics ont choisi de dérouler partout afin de rassurer une  population méfiante envers le corps politique. Si l’on y regarde bien, le prix à payer est déjà exorbitant : culture de la réforme quel que soit le coût et tout le temps (qui ne demande pas sans cesse à tout changer ?), perpétuel management du changement, société du contrôle administratif (quelques récents épisodes sanitaires le confirment), inflation législative (ou indigestion ?), communication tous azimuts notamment en période électorale, sans parler des simplifications administratives (fusion des régions, prélèvement à la source, numérisation de tout ce qui bouge…) amenant sans cesse une complexité supérieure, de nouvelles procédures, de nouveaux outils, séminaires, médias… Toutes ces politiques (ou ce semblant de politique) nécessitent une énergie humaine dantesque, des emplois nouveaux, des procédures en nombre, des révisions, ajoutant du coût à la norme. La société, dont le référentiel principal reste rivé à la croissance économique, fait croître tout ce qui peut l’être afin de masquer un déclin industriel patent : lois, règlements, projets… Regardez ! Ça bouge ! On s’occupe de vous. Pour schématiser, imaginons la charge de travail, la fatigue et l’usure d’un employé administratif des années soixante. Elle n’aura pu que s’intensifier) en quarante ans (y compris en travail à vide, c’est-à-dire superfétatoire), les nouvelles technologies amenant un surcroît d’information, de déplacements, de réunions, tandis que le fossé entre l’administré et ses institutions ne semble quant à lui jamais se réduire. Plus flou, plus fatigant. Un vrai succès à la française !

La seconde question concerne la durée de vie au repos actuellement négociée par les manifestants. Deux ans de moins pour le travail, c’est deux ans de plus ! Mais de plus pour quoi ? Pour vivre ? Mais qu’appelle-t-on la vie désormais ? Les arguments pleuvent : engagement associatif, bénévolat, conseils municipaux, nos retraités sont utiles ! Toute la question est ici. Depuis quand se doit-on d’être utile une fois ses années de labeur achevées ? Retraite, ne l’oublions pas, signifie à l’origine « se retirer ». L’avancée dans l’âge, la conquête des années, c’est aussi, soyons francs ! l’approche de la mort. Utiles, nos vieux, oui ! Mais pour eux-mêmes alors ! La retraite est bien l’entame d’un temps consacré à l’apprentissage de la mort et tout ce qu’il suggère d’essentiel : la transmission de ses savoirs, l’introspection, la recherche d’une sérénité. Il y a comme un contre-sens à revendiquer une retraite active, qu’elle le soit dans l’engagement pour la collectivité ou la consommation personnelle, le voyage, le tourisme, les loisirs. La retraite n’est pas simplement un droit au bonheur après nombre d’années de souffrance, ou alors, il y aurait lieu d’assumer une contradiction entre le travail assumé toute sa vie et le bonheur, repoussé aux dernières années. Cela n’est certes pas nouveau, mais il faudrait y répondre bien avant d’avoir les cheveux blancs.

Regardons un temps la télévision. Si si, c’est toujours utile. Regardez-les, ces publicités, où nos septuagénaires nous sont présentés se baladant : ils militent, sourient (toujours), s’engagent pour leur société. Voyez comme on les veut dynamiques, tout en mouvement. Allez, on leur donnerait bien cinquante années de plus à vivre.

Et pourtant, la voilà, cette petite question que l’on omet de se poser. On se la maquille au soleil, on la repousse derrière les créneaux de yoga, d’aquabike. Mais, tout de même, au bout du bout, on le sait bien, non ? Il y a bien plus à défendre qu’un seul droit à la retraite. Gardons-nous aussi, pour quelque temps encore, le simple droit de vieillir.

Quentin Dallorme

Un commentaire

  1. Bravo Quentin pour cette si belle prose. J’ai beaucoup aimé, c’est tellement bien dit avec subtilité et un peu d’humour mais les mots sont bien choisis.
    Et c’est une belle vérité.

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