Grande couronne

Le dossier venait d’être déposé en mairie annexe. Plutôt que d’attendre longuement le bus, autant rejoindre tranquillement la gare à pied. Rien ne pressait pour rejoindre Paris. Dehors, un soleil radieux illuminait un paysage résidentiel paisible et verdoyant de rêve américain. Autant se délecter de ces parcelles de gazon et de haies aux formes géométriques, jalousement préservées du bétonnage généralisé. Ici, pas la trace d’un immeuble. Seulement un horizon de maison bordé généreusement par deux allées parallèles de tilleuls. Au milieu, la route et le trafic automobile n’avaient plus qu’à se faire oublier. L’empilement laissait place à l’étalement. Ici, chacun reste à l’abri derrière ses clôtures. Il y avait aussi un parfum de campagne. Des images limpides, irréfutables et même saintes défilaient maintenant à toute allure dans son imagination : de grandes pièces, du terrain pour jouer, jardiner, le farniente, une vie de famille onirique dans le style publicitaire des années 90, un partage harmonieux des tâches telles que la propreté, le bricolage, avec l’appui d’un l’électroménager complet et dernier cri, un garage, sans compter les perspectives de barbecues qui s’ouvraient soudain. Lucien se remémora même son escapade de l’avant-veille dans le paisible bourg ancien à quelques kilomètres de là. Le petit réseau de rue du centre-ville lui avait rappelé la douce torpeur de son enfance en zone sous-préfectorale. Même les femmes, à défaut d’être sophistiquées et fatales, se montraient sous un jour presque souriant, détendu et poli. Que de bonnes ondes ! Mis ensemble, tout cela dessinait un futur ensoleillé, floral, fruité. Il crût un instant goûter aux joies de la révélation, de la transcendance et tout cela sur terre s’il vous plaît ! Lucien se rappela de la mauvaise humeur avec laquelle il avait quitté Paris le matin même. Ce bon vieux JC avait-il finalement raison ? Pour ce dernier, la vie au cœur d’une grande métropole se résumait aux quelques mots-clés suivants : vie culturelle, vie festive, belles femmes à admirer, faire beaucoup d’argent. Aux yeux de ce vieil ami, tout le reste n’était que promiscuité, transports bondés, bruit et surtout insalubrité, saleté. Surtout la saleté. Pour les rats, ça ne change pas grand-chose puisqu’ils sont déjà dehors, songea Lucien. Quant aux déjections canines qui jonchaient la voie publique, il les prenait avec le même fatalisme. Devant l’insoutenable poids de l’absurdité et le besoin de réconfort qui va avec, la densité d’animaux de compagnie ne peut que suivre la densité humaine.  Et les trottoirs ne peuvent être propres, ils ne font que refléter fidèlement la saleté intérieure si répandue des habitants de ce pays. Il peut suffir d’une grève des éboueurs pour que des tonnes d’ordures s’amoncellent dans les rues. Porté par son enthousiasme montant, Lucien se rêva soudain en Rastignac de la grande couronne. Ce cher JC ne perd pas le nord ! comprit-il. Avec son air de sainte nitouche, il me martèle : « du calme, du vert, de l’espace », mais il pense aussi « investissement,  succès immobilier, zone dynamique ». Ces zones alentour sont les dernières rescapées des chimères des trente glorieuses. Réussir sur tous les tableaux ! Et si avoir le beurre et l’argent du beurre était finalement possible ? Pas le choix, l’avenir doit être là…

Arrivé à mi-chemin de la gare, le charme commençait à s’estomper. Les haies paraissaient maintenant trop hautes, trop épaisses. Ces parallélépipèdes végétaux devinrent aussi gais qu’un cachot. Voilà une demie-heure que Lucien avait marché sans apercevoir l’ombre d’un commerce, d’un service de proximité ou d’un café-restaurant. Cela faisait bien deux kilomètres que tout semblait absolument pareil. Malgré l’alignement, l’ensemble des maisons donnaient une impression de discontinuité. La ligne des toitures se dressait tels des pics isolés et tous identiques dans un glacis gelé aux bords anguleux. Lucien se sentait désormais seul comme dans un cimetière, complètement désorienté.  Au loin, se dessinait un immense disque de goudron. Autour, les panneaux de signalisation routière formaient une ceinture de ferraille. Un rond point tel qu’on en trouve dans toutes les zones artisanales de ce pays. En arrière-plan, il dinstingua l’autoroute. En levant les yeux,un écriteau indiquait « Boulevard ». Un boulevard, ça ? Pourquoi pas une avenue ou une rue tant qu’on y est ? Bon, le périph est bien un boulevard, pourquoi pas après tout ! s’esclaffa-t-il. D’ailleurs, le bourdonnement continu de la circulation automobile n’avait rien à envier à ce dernier. Ce n’était pas tout… Les crottes de chiens formaient une véritable contre allée, expliquant cette si incommodante odeur nauséabonde. Même les rats étaient de la partie, alléchés qu’ils étaient par les ordures en attente de ramassage. Il se sentit affligé. On dirait que le destin me rattrape déjà… soupira-t-il. Tout ça pour ça !
Il n’y avait plus qu’à fuir.  À cet instant, l’avant-dernière difficulté avant la gare se présentait à Lucien : le gigantesque centre commercial.   Une réalité jusqu’ici cachée se révélait limpidement : océan de voiture sur parking, boutiques surpeuplées de clients tous aussi moroses les uns que les autres, gourgandines aux mines patibulaires bardées d’emplettes. Le tout dans un paysage cubique, composite, où rien de naturel n’avait sa place. Tant d’efforts pour ne plus croiser ses voisins taciturnes dans la cage d’escalier de l’immeuble….puis  venir s’entasser comme ça ici, songea Lucien, non sans dépit.  À deux pas de la gare, place cette fois à la ville nouvelle où tout respirait le fidèle respect du très tatillon code de la construction. Une perfection normative qui n’empêchait pas un rendu de toc, sans charme, sans beauté. Le supplément d’âme, voilà. Plus que la joie de vivre, c’était  vraiment cela, le supplément d’âme qui brillait par son absence.  Une fois réinstallé dans le RER, Lucien se sentit soulagé. Il avait envie de vrai béton, de trottoirs surpeuplés. Il avait envie de retrouver Paris où chaque rue est une vallée, où chaque rangée d’immeubles dessinait une montagne au toit argenté. Et même les odeurs de pisse, de graillon et les gueules à l’envers des gens. L’original vaut toujours mieux que la copie. N’est ce pas JC ?

Taï Thot