Il y a quelques jours, nous nous sommes retrouvés avec mon père dans un petit village du Bugey. Charmant, avec de belles maisons en pierre espacées de ruelles.
Autour du petit bourg, des horizons dégagés nous ramenèrent au vide laissé par la mort de ma mère. Novembre dernier. Dans ce bleu frissonnant de mars, nous allions nous enfoncer pour quelques heures de marche.
J’avais regardé la carte avant de venir et c’est confiant, sous un soleil étonnamment doux, que nous prîmes notre premier sentier. Juste après le village, l’herbe rase, asphyxiée de l’hiver, ondulait jusqu’aux forêts les plus proches. Arrivés à une lisière, nous vîmes combien les arbres souffraient de la sécheresse, certainement depuis plusieurs années. Mais peu importe, le vide déroulé par les prés alentours nous faisait du bien. Hésitant entre les chemins nous commençâmes doucement à nous égarer sans y prêter trop d’importance. Après tout, l’infini est fait pour se perdre.
Ces pâtures desséchées, cet espace où l’invisible est énergie et bruissement, ne sont-ils pas peuplés à leur manière ? Au-delà du bleu, du vent, des silences tressés par l’entremêlement du jour et de la nuit, n’y a-t-il pas dans leur étendue une nourriture spirituelle ?
Mon père évoqua soudain le restaurant de sa mère, toujours bondé, où les ouvriers comme les notables aimaient à se retrouver pour jouer aux cartes, manger une bonne blanquette, une salade avec un verre de blanc, une part de quiche, bref, des choses simples, peu chères, saines et accessibles. Je suggérai qu’à l’époque – les années soixante-dix– la vie d’un homme prenait tout compte fait bien peu d’espace. Pas de voiture ou une petite pour toute la famille, un appartement ou une maisonnette, sinon la ferme de la famille habitée depuis un siècle. Les loisirs nous emmenaient à la lône voisine où la carpe et les brochets abondaient sous l’hameçon. Un voyage à Lyon ou en Italie de temps en temps, souvent par le train. Mais l’appétit vient en mangeant. Les mètres carrés d’habitat minimum se multiplièrent après les années quatre-vingt et avec eux les objets et machines censés nous simplifier la vie. Il fallut eux aussi les stocker et trouver du terrain à aménager pour les usines chargées de les produire en nombre. Tout ça grignote de la place. Ainsi s’étendent les villes, les villages, l’urbanisation gagne. On parle aujourd’hui de l’artificialisation des sols avec la fameuse loi « climat et résilience » pensée pour limiter l’étalement urbain au grand dam des petits maires qui y voient un frein à l’installation des néo-ruraux, amateurs de terrasses et de gazons à tondre. Le trop- plein de ciment, de garages, de chemins bétonnés, de trottoirs, de piscine a peu à peu ceinturé la nature. Elle a soif maintenant car l’eau ne passe plus les bitumes. L’homme a fait son plein de possessions, de loisirs qui sont partout tout autour de nous et pourtant c’est inversement le vide qui progresse à l’intérieur de ses constructions. Alors que les gaines électriques, les tuyauteries, les extensions, les appentis, les murs de briques se propagent, une sorte de vide, de fadeur semble les accompagner comme un écho. C’est inversement dans les grands vides qui nous précédaient que nous nous retrouvions pleins. En montagne où les crevasses tortueuses nous emplissent d’un sentiment d’éternité, sous les branches d’une forêt où la brise assainit nos pensées tortueuses, édulcore les mièvreries du dernier journal de 20H. Mais déjà routes et parkings se rapprochent de ces sanctuaires.
Revenons à notre balade. Le sentiment de se perdre non pas dans la discussion mais bien dans la géographie devint peu à peu dominant. Il se trouvait que nous marchions depuis déjà trois heures quand la randonnée devait se terminer au bout de deux. Mais cela n’était pas désagréable et, bien que le soleil déclinât, ses rayons encore tièdes nous encouragèrent à progresser. J’avais conseillé à mon père d’amener une carte en papier, ce qu’il avait fait, mais le secteur précis où nous nous trouvions se trouvait à la limite de notre tracé ! Impossible donc de se représenter précisément l’endroit où nous tournions sereinement en rond depuis une bonne heure. Passé quatre heures, je fus contraint de chercher puis d’allumer mon téléphone et d’appeler à notre secours les ondes traversantes afin de nous situer. Le nez sur mon écran, mi-rageur mi-marcheur, j’assumais difficilement le ridicule d’un humanoïde déficient assisté par ordinateur mais nous approchâmes tout de même du village qui était à plus de dix kilomètres à vol d’oiseau. D’ailleurs, passant et repassant sur nos têtes, des corbeaux ne se privèrent nullement de savourer le ridicule de la scène. La poche pleine de technologie, l’esprit vidé de son instinct. Un échec et mat sur le quadrillage abstrait des vallons et des champs.
Au fond, notre technologie est illimitée parce que nos désirs le sont. C’est la différence avec les hommes de l’antiquité dont la capacité cognitive aurait pourtant pu, j’en suis sûr, précipiter une révolution industrielle cinq-cents ans avant Jésus-Christ. Mais quelque chose en eux et dans leur culture ne souhaitait pas cette évolution. L’avancée technique n’est en effet pas un progrès pour l’espèce, mais la résultante d’une soif de cette dernière. Elle se déplace et s’est même accrue dans les siècles les plus proches de notre ère. Un vide qui nous pousse à nous emplir de tous les possibles : fussent-ils matériels ou numériques. Une béance triste, torturée, ingénieuse et opiniâtre, d’où suppure de l’angoisse. Aussi, nous voici habitués à remplir le vide qui nous entoure quand celui-ci comblerait aisément ce qui nous creuse le ventre.
Il se faisait tard. Nous arrivâmes au village à la tombée de la nuit, enfin ! Le bourg, resserré, chaleureux, formait une masse compacte d’où surgissaient par les fenêtres de douces lumières. Je regardai mon père. Il avait la lèvre apaisée et sur sa tête ses boucles noires gloussaient. Nous sortions d’un grand vide.
Avant de nous séparer, silencieux, nous laissâmes crépiter quelques instants les restes de cette légèreté encore collée à nos chaussures. Puis elle s’éteignit. Il était temps de retourner à la voiture et au mouvement qui désormais fait le monde.
Quentin Dallorme
Belle histoire et belle chute
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