La ville rouge

L’après-midi touchait à sa fin. Le soleil avait amorcé sa descente dans un ciel dégagé. Sa lumière n’aveuglait plus et ses puissants rayons fléchissaient enfin. La chaleur, tout à l’heure torride et qui vous rôtissait, formait maintenant un halo qui vous caressait la peau.

Fabrizio quitta son bureau. Il avait très bien avancé dans son travail. Satisfait, il pensa « : Pour bien réfléchir, rien de tel que d’être au frais ! » Mais cette fraîcheur avait aussi stimulé ce diable d’Alberto. Le visage soudain renfrogné, il songea : « C’est toujours la même rengaine. Dès qu’on parle de politique, il me provoque. C’était la guerre à la pause-café ! ».  Heureusement, l’heure était à la promenade et cette mauvaise humeur cessa aussitôt. Il traversa les voies ferrées qui marquaient la limite Nord de la ville et fonça vers son quartier préféré.

Fabrizio trouva à l’Est du centre historique ce qu’il était venu chercher : l’âme rouge de sa ville natale. Dans ce quartier, des inscriptions mêlant poésie révolutionnaire et appels au soulèvement contre l’ordre capitaliste rougeoyaient sur les murs. Avec une condescendance assumée, il pensa : « Pan ! Tout ça c’est pour toi, Alberto ! Et aussi pour toute la bande de crapules que tu défends et qui pourtant t’exploitent autant que moi !  Quel dommage que tu n’arrives pas à comprendre tout ça ! C’est pourtant si simple ! ».

Le long dédale d’arcades qui bordait presque tout le centre historique déboucha sur l’épicentre de la vie étudiante.  Dans le recoin d’une ruelle sombre, presque inquiétante, peut-être mal famée, Fabrizio reconnut le bar qu’il cherchait. Ici, les tables collées les unes aux autres abolissaient toute distance, toute pose, toute supériorité. Ici, les paroles acérées ressortaient du brouhaha et des gestes coupants ponctuaient les discussions. Ici, l’idée d’égalité régnait et les regards flamboyants exprimaient une conviction intraitable.

Alors qu’il allait entrer, un élément imprévu détacha Fabrizio de cette atmosphère. Tout près de lui, un homme vêtu d’une belle chemise discutait en langue étrangère avec une élégante femme. « On est paumés, Etienne ! Pourquoi tu ne demandes pas conseil au jeune homme à côté ? ».  Fabrizio avait tout compris, et parfaitement ! Confiant dans ses capacités de traduction, il eut une envie irrésistible de pratiquer cet idiome. Oubliant complètement le bar, il proposa son aide à ce couple très chic. Semblant étonnée par son très bon français, la fille lui répondit en s’appliquant : « Avec plaisir, c’est gentil. En fait, c’est notre premier voyage en Italie et nous sommes un peu perdus. » Puis remarquant l’assurance affichée par notre italien, elle haussa le rythme : « Et dans quel coin on est, tiens ? Ça fait une plombe qu’on tourne en rond. Et pour l’apéro et le dîner, franchement, on ne pige rien. Ça marche comment ici ? », avant de s’arrêter net devant l’air soudainement frustré de son interlocuteur.

« Rien compris ! Tout cela est indigne de l’étudiant en langue que je fus ! Dire que ma fac est à quelques encablures de ce rade ! » songea Fabrizio avec une grimace honteuse. En tentant de demander à la jeune femme de répéter plus lentement et dans un langage moins familier, il se mélangea les pinceaux et bafouilla. À son grand dépit, elle écarquillait maintenant les yeux : elle n’avait visiblement pas compris un traître mot de cette originale mixture linguistique. Le voyant certainement s’enfoncer, elle reformula la question dans la langue qui aurait dû fort logiquement s’imposer dès le début – Diantre ! Pourquoi n’y avait-elle donc pas pensé !

C’est alors qu’Etienne intervint : « Ben alors, Charlène ! C’est comme ça que tu veux l’aider ? Il t’a demandé de répéter, pas de changer de langue ! En plus, ce n’est pas très sympathique de ta part car il a l’air de très bien parler français. La plupart des conversations en globish sont loin de ce niveau ».

Fabrizio remarqua qu’Etienne, tout en lui jetant des regards complices, détachait bien les mots pour faciliter sa compréhension. Mais Charlène, mécontente de son petit ami, rétorqua :

– Tu ne vas pas t’y mettre ! Au lieu de faire le malin, tu n’avais qu’à lui demander !  Et en plus, tu sais parler italien …

– C’est bon, c’est bon ! interrompit Fabrizio. Ne vous disputez pas ! Et de toute façon, je ne parle pas super bien anglais.

Etienne le fixa, l’air surpris : alors que Charlène avait parlé sans même s’appliquer, l’italien paraissait avoir compris. Cette dispute rocambolesque lui aurait-elle donné du poil de la bête ? Cela suffit à convaincre Etienne de répondre en corsant un peu la discussion :

– Je ne suis pas fortiche non plus. En revanche, Charlène est carrément bilingue. Avec elle, on passe partout ! s’exclama-t-il, admiratif.

– Merci, rougit-elle, mais tu sais, toi, tu me bats largement ! Tu as l’italien, le russe, le japonais, et même un peu l’arabe je crois.

– Deux langues bien maîtrisées, c’est mieux que cinq avec un niveau très inégal, répliqua modestement Etienne. Tu es bien plus efficace que moi !

Le bonheur de pouvoir discuter d’égal à égal avec le couple se lisait sur le visage de Fabrizio. Emporté par son enthousiasme, il taquina les tourtereaux en pleine surenchère de compliments :

– Vous êtes trop forts ! Le bon sens, c’est de choisir la langue que tout le monde parle le mieux, non ? Et là, c’est le français. C’est mon jour ! Vous cherchiez donc un endroit pour…

– Bien manger et bien boire ! Et du local ! On est un peu perdus. Quali sono le differenze tra i ristoranti e le trattorie, le tavole calde, le pizzerie, le enoteche, le osterie ?

– Zéro fautes ! Chapeau ! s’exclama Fabrizio. Je vais vous expliquer tout ça. Mais ça sera un peu long. Et deux jours, ça ne va pas suffire pour goûter toutes nos spécialités. A Bologna, si mangia benissimo !  On ne l’appelle pas la grassa pour rien ! Le mieux, c’est de prendre l’aperitivo !  Vous commandez un Spritz, une bière, ou même un verre de vin si vous voulez, et toute la nourriture sur le buffet est à volonté. Vous connaissez ça en France ?

– En fait, on est suisses, précisa Etienne.  Mais c’est chez nous qu’on parle le meilleur français, je te l’accorde. Et va pour l’aperitivo. Abbiamo fame ! »

Désinhibés, ils conversèrent un bon moment sans hésiter à mélanger les langues. Bien que ravi par cette discussion sans but précis, Fabrizio dut quitter le couple. Il tint à féliciter tout particulièrement Charlène : « Ton italien est déjà meilleur que mon anglais ! ».

Le soleil finissait sa descente. Au sud de la ville, sous un ciel presque éteint, le vert malingre des forêts desséchées tapissait des collines au sommet desquelles des prairies jaunies et dépeuplées ondulaient. Cette végétation aride occupait les trois quarts du paysage. D’ordinaire, du haut de ces buttes, on apercevait les pointes aiguisées des tours écarlates de la cité rejoindre parfois les amas de nuages empourprés par le crépuscule. Juste au-dessous, à cette heure, les édifices et leurs toits polarisaient la lumière dans un dégradé rouge-orangé. L’incandescente Bologne brillait avant la nuit sèche.

Et que faisait Fabrizio à ce moment-là ? L’alcool et le gras embrouillaient encore ses pensées. Tout en se promenant l’esprit léger sous les fameuses arcades de la grande avenue commerçante, il mangeait une glace et admirait les élégantes toitures défiler gracieusement sous les derniers rayons du soleil. À cet instant, tout lui semblait encore beau.

Taï Thot