Chroniques tirées du sac

Le printemps pousse. Avant même de faire sortir les herbes et les fleurs, voilà qu’il mordille la neige, profitant du soleil exceptionnel qui cogne nos bitumes pour se faire la malle et accélérer le chant du monde avant son heure. Il donne des idées d’ailleurs, des envies de voyage. Les renards sortent le museau du terrier et les humains s’agitent dans leur sommeil encore tout plombé du gris de janvier. Ça me donne envie d’émerger, de pointer l’esprit au-dehors des paysages quotidiens. Pourquoi pas s’organiser une petite sortie ?

Le printemps irrigue déjà le corps et tout ce qui pousse m’intéresse soudain. Et si nous nous organisions une petite virée œnologique dans une cité de caractère ? Que l’esprit pétille en concordance avec les fruits et tout ce qui pousse ! Je m’attable donc le front presque posé contre l’écran, ce qui est le prélude à tout voyageur contemporain, zappant et cliquant sur maintes images de paradis urbains ou naturels. De sites internet en sites internet, une récurrence me titille. La plupart des sites web d’offices de tourisme me proposent de découvrir activement les villes et paysages à visiter. Avec des jeux, des devinettes, des parcours, des évènements. Lentement, je sens comme une étreinte se resserrer. De petits indices désagréables se mettent à tinter entre mes pensées.

Il semble ne plus s’agir en effet de découvrir, mais plutôt de s’investir. Je sens bien que l’on me tire par la manche. « Allez, remue-toi ! ». Des rendez-vous surprise, des dégustations organisées, mais aussi des ateliers savon ou du shopping écoresponsable. Désormais, le touriste ne rigole pas avec son aventure. Avant même de poser le pied sur les pavés de la gare, il sélectionne attentivement et pendant plusieurs semaines les lieux où il devra se rendre. Sélection de ses activités surtout, pour le choix desquelles il fournit un effort conceptuel de haute volée. Peut-être par crainte de manquer de sens… Un voyage n’est pas neutre. Il peut faire écho aux convictions personnelles. Pourquoi donc ne pas visiter les villes qui s’engagent en faveur des réfugiés ukrainiens ? Pourquoi ne pas valoriser les hébergements chauffés à dix-neuf degrés maximum ? Sans parler des produits alimentaires conçus par des entreprises appliquant une stricte égalité salariale homme-femme ?

Petit à petit c’est l’intention qui rattrape le désir. On part du concept pour arriver au corps. L’image du vacancier des années quatre-vingt renvoie au baigneur enroulé dans sa serviette, léchant une glace à la vanille aussi dégoulinante que le ciel azuré sur la mer. Le bain, la glace, le ciel. En bref, des sensations. Les vacances répondaient à la fatigue du corps. C’est bien de ce tissu de chair et d’os dont on parle et dont il fallait s’occuper après des semaines entières à cravacher pour un salaire. Il s’agissait d’un droit au repos. (D’aucuns parlent maintenant de droit à la paresse, ce qui questionnerait d’ailleurs le bénéfice des vacances pour un corps nonchalant mais fermons la parenthèse.) Revenons à nos moments de bonheur, à nos voyages, nos petits repos qui sont désormais, comme qui dirait, convoités par l’utilité sociale, la militance. On ne serait pas loin de s’en réjouir d’ailleurs si les moments de creux que l’on s’accordait dans l’existence devenaient vraiment source d’introspection, amorçant soudain une recherche de cohérence intérieure. Se divertir oui, mais en conformité avec ses opinions et ses valeurs. C’est noble mais bien souvent on tombe à côté sans le savoir. Ou en dessous. Car les valeurs ou les opinions restent superficielles, voire confortables. Elles nous reproduisent plus qu’elles ne nous portent. On risque de s’enfoncer dans l’idéologie sans aller voir plus loin.

Peut-on réellement découvrir quelque chose dès lors qu’une sélection, un tri, est opéré en amont ? Ne risque-t-on pas de se répéter voire de tourner en rond ? De se démultiplier dans une série d’expériences, de balades, qui relèveraient du même monde et des mêmes sensations, de réenclencher des rencontres paramétrées au centimètre ? Pour tout dire, parle-t-on vraiment de vacances ou bien de stages ?

Plutôt que de chercher à bousculer la société et nos proches lors de nos congés, afin de les mettre aux parfums des théories socio-politiques en vigueur, n’accepterions-nous pas d’être bousculés nous-mêmes, ne serait-ce que par la langue universelle du voyage, faite d’imprévu, de rencontre, d’oubli, de contrariétés et de surprises ? Souhaite-t-on poursuivre la route sagement ou bien vivant ?

Finalement, j’ai donc lâché la souris et les visuels de toute pureté. J’irai directement déguster du vin chez un producteur du Jura, un peu au hasard. Histoire de se faire une idée. C’est toujours mieux de se faire une idée plutôt que de nous laisser faire par elle.

Quentin Dallorme