Les existences digitales

Fiction parue dans la revue Le Comptoir

  • Et tu l’as acheté quand ?
  • Samedi dernier, aux courses, avec Martine.
  • Tout fonctionne bien ?
  • … Je patine encore un peu dans la semoule, mais Yves m’aide beaucoup.

Il tourna la tête vers la fenêtre. Une pluie grise giclait sur la vitre. À côté de lui, sa grand-mère pianotait, les doigts bleus sous la lumière d’un smartphone. Une agilité surprenante animait ses mains.

Cette vivacité, il l’observait du coin de l’œil depuis qu’elle avait sorti l’appareil. Ses regards allaient du châle verdâtre bien connu à l’appareil. Opiniâtre, la grand-mère tapotait l’écran avec justesse. Il ne pouvait dire que cela l’impressionnait. Pourtant, ces gestes absolument nouveaux, décalés, le provoquaient sans qu’il ne sache pourquoi. Cette agilité-là n’appartenait pas à des doigts de cuisinière, sans doute.

Yves était le voisin d’Anna. Un homme d’une quarantaine d’années, très sympathique, avec beaucoup de gestes pour pousser ses mots dans les phrases. Il s’était entiché de la grand-mère et mis en tête de « l’équiper ». Ça avait commencé par des images et des photos qu’il touchait du doigt sous le nez ébahi d’Anna. Puis des séances « thé-numérique » qu’ils s’organisaient l’été sur la petite table de la pelouse.

Dès lors, Anna avait ouvert son esprit à toutes sortes de photos mirifiques que fabriquait Internet. S’engouffrant au plus profond de la rétine, elles s’y tapissaient. Durant le sommeil elles en sortaient, s’écoulaient jusqu’aux rêves, les imbibaient. Au petit matin, Anna ne voyait plus le bol. Sous ses yeux flottaient des images : icebergs rayonnants, plages de sables brûlants… Aujourd’hui, son petit-fils remarquait des yeux fixes, avec deux pupilles minuscules. Burinées par l’imagination, elles se recroquevillaient. Durcissaient.

Dix-sept heures. D’ordinaire un petit sifflement annonçait l’heure du café. La cafetière italienne était cependant près de l’évier. Sèche et inemployée.

  • Regarde, c’est moi et Martine…

Il se pencha sur l’écran qu’un bras maigre lui tendait. Avec réticence il dût accepter l’image qu’on lui présenta. Sa grand-mère posait, décontractée aux côtés d’une amieIl reconnut le jardin derrière elles. Son nez se fronça. Elles affichaient un large sourire et tenaient leurs doigts en V. Les deux amies semblaient sortir d’une bonne partie de billard et des bières auraient tout à fait pu figurer en arrière-plan. Ça ne collait pas du tout. Sous son nez, son monde, sa vie d’ado s’affichaient. Il ne pût s’empêcher de penser au ridicule. C’était pourtant sa grand-mère qui lui provoquait cette impression. Il essaya d’avaler ça comme un sirop aigre, mine de rien. Tout ce qu’il put rendre fut un sourire cabossé.

  • Je lui ai envoyé un mail aujourd’hui, annonça-t-elle sans remarquer son expression
  • Hein ? à qui ?
  • À Martine !
  • Mais pourquoi donc ? demanda-t-il soudain hébété.
  • Comme ça, pour voir.

Il sentit une vive coupure en lui. N’avoir pas été le premier à recevoir un mail d’elle. Sans savoir l’expliquer ça le vexait. Il hésita. Ça n’allait pas de soi non plus de recevoir un mail. Il chercha un peu d’air.

  • On ne fait pas de café cet après-midi ?
  • Tu en veux un ?
  • Enfin…

Il ne voulait pas gêner. La gêne était là pourtant. Partout. Elle grossissait, emplissait la pièce.

Sa grand-mère avait d’ailleurs replongé le regard dans l’écran. Allait-elle voir cette impasse où il butait ? Il eut envie de crier. Sa bouche se tordit. Fais quelque chose ! Écrasa-t-il. L’envie de secouer la table le prit. Non. Anna était loin. Beaucoup trop loin pour le deviner, l’entendre. L’image grignotait son attention tout en rapetissant ses yeux.

Elle releva enfin la tête :

  • Tu voudras me montrer où tu iras en Italie, bientôt ?

Il la fixa comme pour s’accrocher. Cette question inattendue le retourna. La bouche entrouverte, il chercha une réponse. Une image lui apparut. Sa grand-mère voulait toucher son monde. Partager ses images, son vécu de jeune actuellement incompréhensible pour elle. Une courbe d’émotion ondula sur sa bouche. Pouvoir lui déballer sa vie, ses vacances, cette réalité trop riche pour l’expliquer par des mots, la mer qui lui prendrait bientôt les cheveux dans des filets de sel, il pourrait lui présenter ça, tout ça. L’idée de se rapprocher d’elle l’émouvait.

  • Je te montrerai Anna, lâcha-t-il. Sa gorge s’était nouée.

Il sorti pour chercher quelques bûches. Le soleil réapparaissait. L’intérêt de sa grand-mère l’avait empli d’une tiédeur agréable. Pourtant, une pointe froide le traversait encore par endroits. Il se demandait à quoi ressemblaient les grands-mères qui aimaient les plages de sable fin et toutes choses qui n’étaient d’ordinaire pas faites pour elles. Faisaient-elles encore le café ? Et lui, que préférait-il ; des grand-mères avec qui échanger des photos de vacances, ou des grands-mères faisant le café ? Peut-être les deux.

Il regarda la maison, le jardin sur le côté. Le soleil lui léchait les épaules. Il respira, puis le laissa couler entre les os.

Quentin Dallorme