Fiction parue dans la revue Le Comptoir
Mois de novembre, vers quinze heures. Disons dans une des rues de Lyon. Un jeune homme, la vingtaine un peu plus. Sur la peau et le visage des signes d’empressement, en dessous, une petite soupape d’ennui.
Faisons-le moderne : jean, petit pull beige propre sur lui, corps joliment dessiné avec pectoraux saillants sous le pull, quoique fins. C’est en effet un jeune homme du monde tel qu’il est, attentif à son bien-être, autrement dit tout ce qui s’impose à l’individu comme construction normative et dépersonnalisée de son bonheur. Sport, thé bio et méditation lors des vacances.
Il s’avance vers une petite place qui termine la rue. Une de ces places urbaines où l’on s’attend à découvrir du mouvement, de la couleur, un bombillement chaleureux ponctué de paroles. On ne peut pas dire qu’une déception s’agrippe d’emblée aux premiers pas mais un léger désenchantement infuse tout de même entre les vrombissements de moteurs traversant la place. Ce dernier enfle davantage lorsque des vitrines très nettes affichent à grand renfort de luminaires des denrées mêlant plastique, vêtements synthétiques et objets inutilisables ni payables pour la plupart des passants, qui passent.
Le voilà qui s’arrête à un café, rejoignant des amis. Une légère appréhension lui parcourt les côtes. Il rentre. Deux déjà sont assis à une table. Les autres ne viendront pas. Poignées de mains sérieuses. Il s’assied. Un demi, merci.
Ce qu’ils vont faire ? Parler politique. Tous militants ou approchant. Quelque chose comme le mime d’une pensée bien dessinée. La discussion s’amorce. Dernières élections législatives, défaite programmée de tous les partis sinon l’abstention, manque de réactivité populaire face aux coups de dents de la droite, blêmissement des acquis sociaux… Notre jeune homme tourne la tête un instant et balaie le commerce du regard. Les tables, la banque revêtent une mince pellicule de verre froid. Le café n’est pas rempli loin de là. Des couleurs faibles diffusent un calme vide. Deux écrans passent et repassent clips et chansons où des mannequins très bronzés affichent un dynamisme pailleté. Sur les tables, des cendriers propres. On fait des desserts, exposés dans une vitrine. Vu les contours de la pâte, lisse et sans accrocs, on les commande plutôt. Six euros le bout de tarte. Il a faim. Ce sera six euros pour du sucre sur un bout de fabrique.
Voilà, on y est. Cette impression diffuse. Ce grésillement incertain sous la conscience. Ça ne marche pas. Ça tourne pour rien. Pourtant il y a tout. Les têtes pensantes, la formation intellectuelle, une envie de quelque chose, diluée dans l’attente, tâtonnant entre les mots. Mobilisation ? Collectif ? Oui peut-être. Le collectif. C’est ça qui ne fonctionne pas. En même temps, comment ça pourrait fonctionner dans ce lieu ? Est-ce vraiment un lieu, déjà ? Autrefois, on vivait sans doute dans ce lieu. Ça veut dire qu’on s’y payait un bon petit déjeuner, du pain, du beurre, du café bien noir, pour quelques sous sur le comptoir. On y revenait le midi pour la bonne assiette de viande et le pain saucé. La salade fraîche qui craquait. Toujours le petit rouge qui faisait aux dents comme un coup de brosse violette. Des cigarettes encore fumantes voyaient voler au-dessus d’elles des cartes rouges, noires. On donnait de la gorge et de l’accolade. On se voyait, on s’entendait. Forcément, puisqu’on se côtoyait. Les gens n’allaient pas boire un café pour tromper l’ennui. Ils avaient à y faire. Voir machin, retrouver truc. On pense au « Monsieur Jadis » de Blondin, incessamment attaché aux cafés sans lesquels Paris paraîtrait trop sage. L’alliance du littéraire et du prolo.
Revenons aujourd’hui à notre jeune. Coincé entre de la pop criarde et les vapeurs de produits chimiques pour nettoyer les tables. Il ne mange pas au café. Il n’y côtoie pas ses voisins ni ses collègues. La réalité est qu’il a trouvé ce café car il faisait café, un peu. Pas plus que ça mais quand même. C’était central. Justement. La centralité, aujourd’hui la pulsation morbide qui renvoie aux alentours une impression d’urbanité. On s’essaie à faire ville quand les campagnes à côté se rassurent d’être belles et naturelles, enjambant les paysages ratissés, rectangulaires, les champs étals où le grain cloisonné s’imbibe de pesticide. On se rassure. Untel est campagnard puisqu’il y a des villes qui bruissent. Untel est citadin puisqu’il va au café et part en vacances à la campagne.
La politique, un temps, a déroulé des slogans de grains broyés, des diatribes de chocolat, d’alcool, des affaires de ragoûts, des brusqueries de Coinche avec des jetons de couleurs. On s’y donnait peut-être en spectacle, c’est vrai. Dans le spectacle, on savait des spectateurs. Aujourd’hui, chacun revêt le masque de comédien que des écrans confectionnent à coups de ciseaux dans la pensée tiède. Il n’y a plus personne à convaincre, qu’on fréquente, qu’on connait, qu’on a déjà aidé, compris, aimé, secoué de l’épaule, à qui l’on a braillé dans les oreilles. La politique est un théâtre vide. Dans les cafés, on boit des bières, on paie et on s’en va.
Quentin Dallorme