Jésus : au-delà des injustices

Seuls certains l’attendaient mais il est bien venu pour tous. Comme il le disait lui-même, il est venu pour accomplir et non abolir. Jésus, lors de sa prédication, a voulu rendre concrète, palpable, la « Loi » juive, il en a fait une respiration, un élan, et non pas un code ou un système. La mathématique qu’il proclame désagrège articles, arguments, logiques et calculs personnels. Sa révélation se confronte pourtant à un réflexe humain tenace. Si tenace qu’il est parfois l’un des moteurs du monde actuel : manifestations, marche des droits et esprit revendicatif inclus, le sentiment d’injustice travaille chaque individu, chaque génération. Ce ressenti et, par ricochet, la soif de justice en découlant, détricotent chaque jour un peu plus la bonne nouvelle annoncée.

Jésus dépasse l’injustice

Du haut de ses trente ans, le charpentier a eu le loisir d’observer, d’entendre, de ressentir : les estomacs vides, le prurit, l’exclusion ; la souffrance infecte toute la Terre, englobant l’humiliation d’un peuple, sa cuisante soumission à l’occupant, mais aussi la peur, la terrible peur d’un jugement divin qui condamnerait les pêcheurs. Tout cela bourdonne aux oreilles du Fils de l’homme, remue son cœur. Pourtant, lors de sa prédication, il ne proposera pas de solution aux problèmes rencontrés, du moins pas directement.

Le peuple souffreteux pâlit, gémit, attend son sauveur. En premier lieu, Jésus va jusqu’à se méfier de cette attente, de cet impatient désir de guérison. Il s’écarte, prend le large, va poser les genoux sur le sable brûlant, près des rivages, au sommet des collines, afin de prier son père et de laisser gonfler le levain qu’il répand. Jésus est bien entendu proche du peuple : ce si long déchirement depuis le péché d’Adam, cet amoncellement de visages lacérés par la persécution. Mais il va décevoir. Il se fera, en quelque sorte, ce populiste impopulaire, qui finira lâché, moqué, agonisant au sommet d’une croix énorme, énorme comme l’injustice qu’il n’a pas supprimée, qu’il laissera même ravager le monde. C’est que Jésus ne vient pas fonder une nouvelle justice. Son cœur n’entend rien à la justice. Si le feu, le glaive qu’il apporte viennent séparer, ce n’est pas les pauvres des riches, les victimes des bourreaux, les accusés des accusateurs non, le pardon bouscule cette justice, il la pousse, l’écarte, la désamorce.

Marion Muller-Colard raconte dans son ouvrage L’autre Dieu, La plainte la menace et la grâce le rapport qu’entretiennent les hommes avec la souffrance et la façon dont cette dernière vient piétiner les pactes secrets, les serments inventés, enfouis loin sous la conscience, sous la couche des habitudes. Par crainte du lendemain, les hommes se prémunissent du malheur en établissant des règles. Elles leur permettent de planifier leur vie, de se mettre à l’abri des soubresauts ignobles de l’existence. On s’imagine respecter un pacte, un marché : je me garde de tels désirs, de telles mauvaises actions et ce faisant, je me prémunis du pire, du mal. Ou encore : je suis bon, partageux, je donne : pourquoi n’en serai-je pas récompensé ? Ainsi, l’innocent ne souffre pas. La brebis pure n’est pas souillée. Cela semble logique, équilibré, juste.

Mais cette justice n’existe pas. Dieu n’est pas un marchand ni un procureur. Il n’établit pas de contrat avec l’homme. Le mal peut faucher la moisson mais Dieu donne, et donne encore – de l’amour. L’amour ne tient pas dans les cadres. Il les fait éclater.

L’auteur revient sur la maladie. Elle parle de gens simples, ayant vécu toute leur vie pour s’économiser une petite maison, pour leurs vieux jours, un petit projet de vie âprement gagné, mérité, et que la maladie vient écraser comme ça, et pourquoi donc ? Toujours ce silence, cette non-réponse. L’écrivain parle aussi des maladies qui frappent les nouveau-nés, son fils par exemple, à quelques mois. Le voir souffrir, s’éloigner de la vie qui pourtant ne devrait être que son devenir… est-ce juste, cela ? Non. Mais ce n’est pas injuste pour autant. Car pour qu’une injustice soit dénoncée, il faudrait qu’elle percutât une justice, une règle, un équilibre préalablement institué. Dieu n’a rien promis de tout cela. Ce sont les hommes, qui promettent, qui se promettent – et qui en souffrent.

Mais alors, quel est ce Dieu qui laisse faire, qui n’agit pas en retour du bon comportement de ses brebis ? Ce Dieu absent ? Et Jésus, qu’est-il venu faire ici-bas alors, tout ça pour ça ? Pour des enfants inertes sur les linges ?

De la plainte à la liberté créatrice

Un autre auteur, Christian Duquoc, propose une christologie centrée sur la liberté que Jésus incarne et promeut. Selon lui, Jésus, libre, libère. Et qui libère-t-il en premier ? Son père ; Dieu. Sa première libération est de désenchainer Dieu des images que les hommes lui ont imposé. Et pourquoi ne pas, pour commencer, le délier de cette image de banquier que les hommes lui infligent ?

Puis libérer l’homme, lui ôter ce goût de l’injustice. Un goût pervers, acide, qui vient ronger les entrailles, broyer les possibles. L’homme s’attend à être protégé. Quand le malheur arrive, il en tient Dieu responsable en vertu d’un contrat auquel il se croit lié. Ce sentiment d’avoir été dupé, d’avoir été abandonné le blesse plus encore, accroît démesurément la plaie, rend béante l’ouverture à la souffrance.

Tout ce qui est ressenti comme injuste finit par former un buisson de rancœurs, de douleurs, qui viennent irriter, lacérer, brûler celui qui souffrait déjà. Le voilà celui-ci, qui double sa pauvreté de l’idée écrasante qu’il aurait pu être riche. Le malade se mortifie plus encore de la pensée d’une vie saine. L’accablé se verrait reconnu, protégé. Et le mal flamboie plus encore.

Jésus vient souffler la plainte et la rancœur. Il exhorte les hommes à se dégager de la géhenne que chacun multiplie en soi. Comme le dit Marion Muller-Colard, la vie a été « donnée » et non négociée, discutée. C’est pleinement que Dieu offre la vie, les montagnes, l’eau, l’amour, le soleil, les blés. Il a préféré que les choses soient plutôt que rien. Tout aurait aussi bien pu ne pas être, laissant la glace et l’obscurité tourner seuls dans l’univers. Dieu, quoi qu’il en soit, nous préfère au néant.

Jésus vient rappeler cela. Il vient arracher à l’homme le filet inutile de la plainte, cette souffrance qu’il se tisse comme une seconde peau. Il vient tout simplement préserver l’appétit de vivre. Préserver ses frères de la perte du goût, de la vue, des sens : »ne pas s’affadir ». Oui la mort, oui les larmes, bien sûr. Mais le royaume n’est jamais loin de l’homme. Il n’est pas entier, pas total, pas toujours, mais il vibre, pénètre, protège. Le mal empoisonne l’existence mais il peut ne pas tout gober car il reste une partie du sel de la terre qui, dans le cœur de l’homme, reste inexpugnable : sa joie, sa bonté profonde, sa conscience de la beauté du monde. Une splendeur dont il sait qu’elle ne lui appartient pas mais qui lui est pourtant offerte. L’homme est plus fort qu’il ne le pense, qu’il ne le croit. A bien des égards, la souffrance qu’il cultive n’est pas nécessaire.

Aucune souffrance n’est acceptable, mais la douleur peut ne pas prendre toute la place, ne pas tout gâcher, tout ternir. Il reste des interstices d’où la vie rayonne. L’échec, la régression, la perte d’amis, de proches, mais aussi ce qui blesse par ailleurs ; l’orgueil, la vanité : combien de souffrances derrière tous ces noms de l’injustice ? Des souffrances qu’il ne s’agit pas de fuir ni d’accepter mais de dépasser. Jésus ne supprime pas les causes terrestres de la souffrance, tout comme il ne cherche pas à faire tomber César. Il est pourtant révolté par ce qu’il voit, par la condition des hommes qu’il accompagne, mais il se refuse à être un remède miracle.

Pour Christian Duquoc, «  Jésus ne propose pas un programme social, culturel, sexuel », au contraire ;  « Jésus refuse de prendre le pouvoir, il ne propose pas de loi et, ressuscité, il ne transforme pas par un acte de puissance nos conditions matérielles : il nous incite à être les créateurs de notre histoire puisqu’il nous affranchit de l’obsession d’un Dieu pour lequel l’ordre serait le bien suprême». C’est l’amour et la liberté qui font pardonner les mauvais actes, les lâchetés, les cicatrices, la liberté d’un homme pour ce qu’il aime chez l’autre, ce qu’il croit possible de l’autre. Rechercher l’égalité, la justice, l’équilibre absolu des comportements, des biens, des richesses, cela revient à supprimer la capacité même d’envoyer tout cela valser dans un geste simple de pardon. Cela revient à s’enfermer, à cuire dans le manque plutôt que de créer. L’amour n’est pas dans la justice ni dans la logique mais bien dans l’espérance. Attention ! Pas l’espoir et l’attente du mieux, du plus, du moins, mais plutôt une disposition, une relation au monde à la fois simple et joyeuse, qui fait le matin frais, doux, humble, sans prétentions ni stratagèmes.

L’auteur utilise la distinction entre le Père et le Fils pour mieux nous faire appréhender la condition humaine, terrestre : « Le Père est celui qui donne d’accéder à la liberté en interdisant le rêve inaccessible d’abolir la différence »… « Fils signifie avoir à instaurer sa liberté : elle ne lui est pas octroyé ». Le fils, celui qui est parmi les hommes, parmi ses frères, n’est pas comme Dieu le Père son propre créateur. Il doit donc « renoncer à être en imagination à l’origine de lui-même et du monde ; il est une liberté qui s’affirme en coexistant dans la différence et l’affrontement ». Il faut se débrouiller avec ce qui existe, et ce qui existe permet justement la créativité, l’audace, l’intelligence.

Libre de faire, libre de vivre

L’affliction n’est pas le royaume de Dieu. Ce dernier cherche à la dépouiller de ses ressorts humains. L’origine de la souffrance, c’est tout l’enseignement du livre de Job, n’est pas compréhensible par l’homme. Utile ou non, elle est bien présente mais son emprise peut être déjouée. C’est pour cela que le Fils de l’homme vient sur la Terre. L’homme a ce pouvoir. Il peut se réjouir, se dépasser, se tourner vers, s’offrir, aimer, se donner malgré la gangrène. L’homme a le courage. Souffrance et joie se rencontrent dans la même chair mais ne viennent pas du même plan ni du même espace-temps. La prière et la joie reconnectent l’homme à ce royaume où il retrouve, plus que ses forces, le simple goût de vivre, sans s’embarrasser de prévisions, de prédictions.

Marion Muller-Colard souligne que Jésus ne répond pas au « pourquoi » de la vie humaine et des souffrances, mais au « pour quoi ». Pour quoi l’homme est-il vivant ? Pour participer « aux œuvres de Dieu ». C’est possible, à chaque seconde, L’homme, s’il s’écoute profondément, peut à nouveau gonfler ses poumons et revenir sur le chemin tracé – bien qu’inconnu – le cœur debout. Il en est libre.

Quentin Dallorme