Pasolini et la violence : pour les pauvres, par les pauvres

Article publié dans la revue Le comptoir

Publié en 1959, « Une vie violente » de Pier Paolo Pasolini décrit l’état misérable d’une jeunesse italienne au sortir de la guerre. Le positionnement du narrateur laisse deviner, en filigrane, une méthode d’écriture assimilable aux enseignements du Christ : avec les pauvres, par les pauvres et pour les pauvres. Un voyage dans les bas-fonds d’une Rome en pleine putréfaction.

Pasolini auteur Chrétien ? Discutable tant le personnage a nourri des rapports étroits avec la religion. Il s’affirmait non-croyant et s’avouait pourtant fasciné par le Christ. Nombre de ses œuvres furent tournées vers la religion, les Évangiles ou les sinuosités de la foi. C’est moins dans sa croyance, sa vision du monde ou encore son militantisme qu’il s’agit ici de questionner la foi de l’écrivain, mais plutôt dans la narration avec laquelle il construit son roman Une vie violente.

Dans la rue, avec les pauvres

« Voici ma mère et mes frères » (Matthieu 12, 49)

Le lecteur est invité à cheminer auprès de Tommasino, jeune romain des bidonvilles dont l’énergie oscille entre vitalité rieuse et frustration morbide. C’est entouré de ses amis que l’on découvre ce qu’il reste d’une Italie d’après-guerre, dévorée par la saleté, la misère crasse, la puanteur et les haines encore vivaces. En témoigne le rassemblement de jeunes fascistes au cours duquel des centaines de militants tapissent vitrines et commerces d’excréments car des étrangers sont censés y travailler.

Partout la boue, les déchets, la merde. Seules les descriptions du ciel, régulières dans le récit, permettent au lecteur de s’extraire des ruelles immondes où des vieillards, des drogués, des prostituées s’entassent, se battent et pourrissent. Mais le ciel tourmente aussi cette ville. Tantôt le vent glacial vient secouer les carcasses des vivants, tantôt la chaleur plombe et soumet ce qu’il en reste. Pasolini nous traîne, se contentant de décrire froidement l’état des rues et des passants qui s’y exposent. Les visages sont défaits, gras, fatigués, maladifs. Partout les odeurs sont mauvaises, les déchets omniprésents. Il n’est pas jusqu’à la salle de cinéma, rare occasion de légèreté, qui ne se retrouve imbibée de pisse et de sueur. La voilà la Rome éternelle, aucun œil ne doit se fermer, Pasolini nous bouscule dans la vie des pauvres, ceux qui ne mangent ni ne travaillent, rigolent dans la souffrance avec un rire grand comme le meurtre en travers de la face, car l’auteur ne s’arrête pas à cette décrépitude physique, la course vers le fond de l’abîme est continue dans ce voyage de nuit au bout des faubourgs.

Des âmes crasseuses

Les esprits impurs suppliaient Jésus en disant : « Envoie-nous dans les porcs pour que nous entrions en eux ». (Marc 5, 12)

Le jeune héros pétulant consacre le plus clair de son temps à extorquer de l’argent à chaque coin de rue, pompistes, prostitués, tout y passe. L’intimidation, la violence sont les outils du quotidien. Pasolini présente la grande palette des marginaux sans angélisme aucun. Les garçons s’insultent, se haïssent et se rabibochent pour partager un butin arraché à plus faible, qu’ils dilapideront dans l’heure. Les pauvres sont durs avec les pauvres et mous avec les durs. Il n’est pas jusqu’à la prostituée qui ne se trouve pourchassée dans une ruelle puis jetée à terre et détroussée.

La focale narrative va pourtant creuser plus loin, ce jusque sous les chemises et les foulards crasseux du personnage, disséquant ses pensées propres et ses intentions. Le lecteur se cramponne à l’espoir, profitant des passages concernant le ciel et ses lueurs jaunes, rouges, comme autant de moments d’attente où l’on s’en remet à une force extérieur qui délivrerait un instant la ville de cette lèpre lui rongeant les os.

Les incursions dans la tête du personnage révèlent une détresse abyssale. Le narrateur ne s’attarde pas à décrire une possible lutte des classes ni une quelconque solidarité familiale ou de quartier ; le principal moteur du personnage est, bien au contraire, le désir de distinction. Ne pas être comme cette masse crapuleuse, malodorante, méprisable, se hisser au-dessus du lot dégoûtant et respirer un peu de cet air déjà plus frais, qui sent l’argent, le début d’une notoriété, et, qui sait, peut-être, d’un semblant de ce que l’on nommerait du bout des lèvres ; respect.

« Pasolini nous bouscule dans la vie des pauvres, ceux qui ne mangent ni ne travaillent, rigolent dans la souffrance avec un rire grand comme le meurtre en travers de la face. »

Le costume, le regard, la posture, la conversation, tout est calculé, mesuré pour apparaître en public comme auréolé d’une différence, surplombant la vie et la masse qui grouille sous elle, les semblables dont on veut pourtant se distancier, se séparer, se diviser. Cette misère est donc physique, sociale mais aussi sentimentale. Ces jeunes ne s’aiment pas. Leur orgueil est un prurit badigeonnant la personnalité. Ils se retrouvent pour cuire ensemble lors d’une attente mauvaise, guettant la prochaine occasion de s’illustrer dans la violence, le tout pour quelques sous qu’ils dépenseront dans une illusion d’opulence. La relation amoureuse, remuante, se tisse par sursauts agressifs. L’envie de posséder suinte la frustration, la haine de soi à travers l’autre.

Mamma Roma (1962)

La fraternité absente

Et que faire alors pour tenter de s’en sortir ? Devenir riche ? La possibilité ne semble pas même s’approcher en rêve des protagonistes. Travailler un peu, faire le cacou surtout, voler, arnaquer, négocier… bref la débrouille, tout ça pour une soirée au cinéma avec sa copine, ou un rare banquet à la pizzeria du coin, histoire de faire semblant ; être riche, aimé, respecté… L’auteur laisse apparaître par la négative sa fameuse società dei consumi ayant pour effet l’enchaînement des personnes aux objets et autres produits manufacturés, les modelant si profondément qu’ils se retrouvent eux-mêmes producteurs de postures sociales, toutes aussi illusoires et insignifiantes qu’un paquet de cigarettes.

« Pasolini s’est battu pour Rome, pour ces italiens de misère, ces jeunes condamnés au supplice du désamour de soi. »

Et la politique ? Le groupe ? Un potentiel moyen de faire du business… le business des pauvres… racketter plus faible que soit, s’intégrer aux groupuscules afin de trouver de nouveaux copains roublards, plus à même de trouver des endroits pour les mauvais coups, des cibles neuves, faibles… Un drapeau rouge entre les mains n’est rien, ni symbole ni espoir, seulement une possibilité d’accéder au larcin. Le christianisme lui-même ne sera qu’une étape permettant la simplification des démarches administratives. La fraternité ne trouve aucun visage où rayonner.

Accattone (1961)

Auteur jusque dans la boue

« Allez donc aux croisées des chemins : tous ceux que vous trouverez, invitez-les à la noce. » (Matthieu 22, 9)

Jésus ? Il est là, qui plonge aux côtés de ses héros, du peuple qui les entoure. Il se positionne aux côtés des faibles, des moins que rien. En face de leurs dents jaunes, pourries, de leurs vestes trouées, de la puanteur de leurs baraques. Lorsqu’ils frappent, lorsqu’ils tuent, poignardent, il est là, encore. Il marche, lié au mensonge, au vol, les pieds nus rouges de sang. Sans juger il accompagne, parmi les pauvres qu’il regarde, connait, jusqu’à ce moment de désolation qui fait figure étrange de rédemption, où le héros va s’entêter à sauver une femme des affres d’un déluge, y laissant lumineusement sa vie.

Voilà notre narrateur-Christ, parlant des pauvres comme ils sont et non tels qu’ils devraient être dans l’esprit de ceux qui les idéalisent en vue de les défendre, fascistes ou communistes, fabriquant pour eux de nouvelles maisons, de nouvelles organisations. Pas un jugement. Pas une morale. Le Christ ne se bouche pas le nez ni ne s’ébranle. Il a l’amour juste, celui du réel dans lequel il est venu se mettre. Et c’est comme ça que l’on peut aimer aussi, l’œil blessé mais ouvert, la main écorchée mais offerte, et la bouche presque close, avec dessous un cœur gros comme Rome, car Pasolini s’est bien battu pour elle, pour ces italiens de misère, ces jeunes condamnés au supplice du désamour de soi. De Tommaso au jeune Gennariello des Lettres luthériennes (1975), sans condescendance ni morale, Pasolini aura parlé des pouilleux. Comme ils sont et avec eux.

Quentin Dallorme