Les corbeaux bleus

Les mécanismes restent, seules les formes changent. La fiction littéraire offre une vision plus pertinente du temps long que l’analyse restreinte d’un événement historique. Dans Le cœur aventureux, Jünger emprunte les routes du cauchemar pour illustrer, dans le texte intitulé Le Grand Forestier, la tactique que peut employer un pouvoir totalitaire pour piéger un adversaire. Quelle forme un cauchemar sanitaire pourrait-il prendre suivant la logique de Jünger ?

Voici la forêt de Jünger muée en un gigantesque État-Agglomération perpétuellement désinfecté : l’Hygiénie. Les quartiers périphériques avec leurs cortèges aseptisés d’appartements-maison et de maisons-appartement avaient peu de secrets pour moi.  Là-bas, quelques jours par an, des millions de paires d’yeux sans joie étaient autorisés à fouler le sol extérieur pour se divertir dans des lieux publics stérilisés.  Les cités centrales de l’Hygiénie étaient cependant d’un accès bien plus difficile. Pour les rejoindre, il fallait venir à bout d’une sinistre procession de routes bordées de gratte-ciels tous identiques. Je m’enfonçai finalement jusqu’à la grande cité centrale pour tenter de rejoindre le Grand Sanitarien, ayant appris que ce dernier entendait faire disparaître un adepte lui-même à l’affût des corbeaux bleus.

Je le retrouvai dans le luxe de son palais. L’intérieur ressemblait tout autant à un musée d’armes que le pavillon de son mentor. D’ailleurs, un immense portrait du Grand Forestier trônait dans la salle principale.  Ne me laissant pas berner, je remarquai immédiatement le trompe-l’œil disposé devant le tableau véritable. Vraiment astucieuse, cette idée de rendre bienveillante et méditative une pose martiale et cruelle ! ricanai-je intérieurement. On ne me la faisait pas ! Toutes les pièces étaient parsemées de pièges. Des seringues de tailles variables et ornées de têtes de mort assuraient l’éclairage sur les commodes et depuis le plafond. Des tissus de couleurs différentes selon le poison les imbibant étaient disposés sur les tables. Je reconnus là les instruments servant à étouffer des bêtes d’élevage telles que le mouton, le pigeon ou encore le perroquet. Appliqué de force sur la bouche et le nez, le tissu rouge écarlate, réservé au gibier raffiné, provoquait une mort rapide et violente. À l’autre bout du spectre, le tissu jaune pâle asphyxiait quant à lui insidieusement, sur le long terme. Des écrans sur lesquels défilaient d’impitoyables scènes d’abattoir tapissaient les murs. Les membres en sang et recouverts de piqûres, un malingre cheptel était parqué dans ces établissements sans possibilité de fuite. Grâce à un jeu de miroir soigneusement étudié pour l’occasion, l’œil non averti n’aurait perçu cependant que moulures, tapisserie, chandelles, vaisselle et mobilier de prestige.

Le tour de magie du Grand Sanitarien pouvait commencer. Nous nous lançâmes dans une conversation de haute volée à propos du droit administratif de la répression dans les quartiers où vivent les corbeaux bleus. Je restais toutefois sur mes gardes car j’avais remarqué qu’au moindre déplacement dans la pièce, le Grand Sanitarien modifiait l’angle des miroirs trompeurs. Le potentat était de plus un musicien merveilleux. Comme réponse à chaque question épineuse, il jouait tour à tour du piano mélancolique et compassionnel, de la guitare romantique et fédératrice, ou encore de la batterie hypnotique et belliqueuse. Il est si charmant, si convaincant… que beaucoup le suivent aveuglément ne m’étonne guère, pensai-je.  Lorsque je touchais enfin du doigt le point central de la problématique, il se contentait de faire sortir des notes hilares de son harmonica.  Le sujet de nos échanges restait malgré tout simplissime. Le Grand Sanitarien ne cessait de répéter que les corbeaux bleus attiraient le meilleur gibier dans ses quartiers. Qui pouvait donc être ce gibier ? Ni le mouton, ni le perroquet, ni le pigeon ne prendraient l’immense risque de s’aventurer dans l’hostile cité centrale, songeai-je. Lisant dans mes pensées, il se gaussait copieusement de moi avec ses satanées notes d’harmonica qui tournaient en boucle. Toujours soupçonneux, je préférai ne pas insister plus avant. Je venais en effet de me remémorer les mises en garde de mon maître spirituel, le Sublime Éveillé, devant le dangereux pouvoir mystificateur de la musique. Notre discussion prit lors une tournure plus énigmatique. Une partie d’échec s’engagea sur le thème de la finalité symbolique des événements. « Vous êtes redoutable à ce jeu de l’interprétation des connaissances sur la situation actuelle. Je constate qu’il m’est plus difficile de vous mettre en défaut là-dessus que mon meilleur spécialiste » me dit-il. Et en guise de conclusion, il ajouta : « Allez donc visiter mes quartiers secrets. Vous verrez, vous découvrirez des trésors d’architecture. »

Les rues étaient étroites et encaissées et les avenues larges et aérées. Le style suranné des édifices donnait un charme certain à la cité centrale. Néanmoins une atmosphère sinistre et oppressante régnait. Je progressai prudemment dans les rares rues sans cadenas, toutes désertes. Tout en avançant, je me sentais scruté et dévisagé par des centaines de fenêtres à la fois. Derrière des vitrines diaphanes, je crus entendre les rires floutés du peuple central. Des rires obscènes qui me transpercèrent la chair tout en profondeur. J’avais maintenant rejoint la dernière ceinture de boulevard, d’où partaient toutes les voies en direction du cœur de la cité centrale. D’une posture menaçante, les corbeaux bleus, perchés sur les corniches argentées et les garde-fous des balcons filants, barraient l’accès. Ils étaient disposés de sorte à former la croix du piège au-dessus de chaque rue. Ce damné potentat n’hésite même plus à afficher clairement la couleur ! m’esclaffai-je.  En tout cas, impossible de faire le moindre pas sans être immédiatement encerclé par les corbeaux bleus. Je me résolus à attendre, comptant ainsi sur l’aide de l’obscurité pour pénétrer le centre profond de la cité. Pour passer le temps, je lus le nom des voies interdites sur une carte de la cité centrale. L’impasse du complotiste, la place du sceptique, le quai du réfractaire, ou encore la passerelle du désinvolte retinrent tout particulièrement mon attention. Le bougre rend hommage à sa manière au gibier le plus brave, compris-je alors. Soudain, je remarquai une silhouette vêtue d’une blouse blanche dessiner des signes sur le goudron du trottoir. Bonsoir Docteur, à quoi diable vous employez-vous ? demandai-je. Pour toute réponse, mon interlocuteur arbora un sourire carnassier et des yeux au flamboiement cruel. Après quelques instants, ce visage terrifiant s’anéantit pour laisser place à une horrible vieille femme : la même que dans la forêt primitive du Grand Forestier. Cette fois, le message ne pouvait être plus clair. Mais il était trop tard.

Le Grand Sanitarien s’était d’abord servi de mon effronterie pour m’attirer dans ses filets, puis de ma perspicacité afin de légitimer son pouvoir. La séduction qu’avait opéré en moi la chasse aux corbeaux bleus n’avait servi qu’à abattre toutes les possibilités de résistances possibles en mon for intérieur comme dans le monde extérieur. Je compris enfin que j’avais tissé moi-même mon piège mortel. L’adepte que le Grand Sanitarien voulait faire disparaître, le gibier qu’il avait attiré avec l’appât des corbeaux bleus, c’était moi.

Taï Thot