La rue

Le soleil souffle sur les feuilles. L’automne déchiquète gaiement le monde d’hier, l’unité de la lumière, des nuages, des vents. Tout se trouble, se sépare, se désagrège. Je marche à travers les haillons de l’été. La douce pourriture des trottoirs est un délice. Tout est d’autant plus apaisé que le confinement s’impose aux rues. Une sorte d’automne social, calme et paisible. Les rythmes décimés par la contrainte ont la saveur d’une apocalypse très légère. Seuls les collégiens se répandent dans la ville, piaillant encore de toutes les forces, déambulant par petits groupes rieurs, s’agglutinant aux bancs. Encore un petit bout de vie très appréciable avant l’hiver complet.

Je remarque qu’ils portent tous le masque, même en plein air. Il est d’ailleurs plus scrupuleusement ajusté que sur leur nez de n’importe quel adulte. Les professeurs doivent être aux petits soins, craignant de se contaminer. Ce doit-être étrange d’enseigner à un parterre d’yeux, de mèches de cheveux, de bras. Si c’était un jour ou deux, ça pourrait donner l’impression d’une réplique rigolote de Far West, mais des mois durant, ça devient étrange.

Pour les gamins ce doit-être non pas étrange, car dans la joie de la jeunesse on prend tout comme un vêtement, on enfile les choses à la va vite, tout a le sens que demain donne, mais tout de même… à seize ans, ne plus voir les joues et les dents blanches, les lèvres surtout, de la petite brune de la classe, assise toute devant, à droite, collée au mur. Ne pas pouvoir prétexter un oubli de livre pour se mettre à côté d’elle, puis se rapprocher tout doucement, encore et encore, la tête bien studieuse, jusqu’à sentir le doux mélange peau et parfum qu’elle dégage. Ne pas goûter ses mains toutes fines, à la voir refaire incessamment sa couette, sans entendre le prof lui répéter « ne touche pas tes cheveux je te l’ai déjà dit », quelle drôle d’affaire.

Je les vois là autour d’un banc, surveillant de ne pas s’approcher trop les uns des autres, le masque bien en travers du sourire. J’imagine celui tout à droite, si ça se trouve, ça aurait dû être l’année de la première copine, la vraie. Celle du baiser au coin de parc. Celle de la journée à peine perçue entre les caresses. Ont-ils seulement eu le droit de se tenir la main après la cantine ? Ça doit dépendre des surveillants, des parents. À leur place je serais bien en peine de m’imaginer en attraper deux et de leur dire  » pensez à vos parents, ne faites pas ça ici, soyez responsables » ou alors :  » tenez-vous la main seulement, mais passez-les-vous bien au gel hydroalcoolique après d’accord ? ». Mon Dieu. Peut-on repousser à plus tard des moments comme cela ? L’école, franchement, en pleine découverte de soi, ça n’est que l’environnement des copains, des premiers baisers, le décor, le cadran de la seconde qui craque en plein cœur. C’est là-dedans qu’on enracine le savoir. A travers une vitalité, une fébrilité qui ne fait pas attention. L’attention c’est pour plus tard. A cet âge, on manipule avec envie, on touche, on goûte, on s’essaie. On rigole beaucoup aussi. On se grandit à coup de fous-rires, d’escapade. On se conquiert.

Là on marche disciplinés dans les rues, pas trop près, la tête un peu baissée. Alors ça crie tout de même un peu, ça se cherche, ça s’embête, mais pas pleinement. Disons qu’on ne se touche pas. Qu’on se trouve mais pas trop, pas plus. C’est pas qu’on fasse semblant… mais pas loin.

Comme à Noël. Bien sûr on se fera rembarrer si on parle de « faire-semblant », d’une « fête amochée », d’un Noël absolument vide, chacun chez soi. Certains nous diront même que l’esprit de Noël c’est justement le partage, le don, le cadeau de ne pas contaminer l’autre. Il faut s’y préparer. Le beau cadeau de la jeunesse, du corps calmé, contraint, vigilant. Tout arrive.

Le soleil a déjà bien décliné entre les branches. Ça sent la cendre et comme un air d’épice. Les élèves sont tous rentrés chez eux. Il n’empêche, je crois que c’est bien la première fois qu’on aura vu des gamins faire don de leur pétulance aux autres générations. Un beau message d’avenir tiens. Sans doute le sens du sacrifice… Mais de quoi seront donc fiers les grands-parents désormais ? Peut-être d’un beau 20/20 en attitude civique. Je ne sais pas trop pourquoi mais ça me fait tout drôle. D’ailleurs il fait déjà plus froid, je rentre me caler au chaud devant la télé. Ce soir ils expliquent comment on va tuer quinze millions de visons.

Quentin Dallorme